Freshkills

Freshkills. Recycler la terre, Lucie Taïeb, 141p. © Maison d'édition La Contre-Allée

Dans quel monde vivons-nous, lorsque les déchets sont absents de notre champ de vision, et pourtant omniprésents ?

Présentation

Dans cet essai, aux allures de documentaires, l'autrice et narratrice nous fait découvrir "Fresh Kills", devenu "Freshkills". Fresh Kills a été pendant plus de 50 ans une décharge à ciel ouvert à New York, sur l'île de Staten Island. Ouvert en 1947, fermée en mars 2001 puis réouverte en septembre à la suite des attentats du World Trade Center, Fresh Kills a accueilli, sur plus de 890 hectares, 29000 tonnes de déchets par jour. En 2008, un projet de réaménagement de cet espace a vu le jour : Fresh Kills devient alors Freshkills Park, un parc public construit au dessus les déchets enfouis. À l'aide d'une ingénierie impressionnante, les déchets sont recyclés et invisibilisés.

L'autrice interroge de manière poétique notre rapport collectif à la mémoire : partant de Berlin et de son mémorial de l'holocauste, le lecteur chemine avec elle jusqu'à Fresh Kills et le nouveau récit proposé par l'avènement du parc. Ce que nous cherchons à enfouir peut-il vraiment rester souterrain ?

L'auteur

Lucie Taeïb est chercheuse en littérature comparée et autrice. Son travail porte au départ sur les territoires de mémoire, notamment en Allemagne et en Amérique du Sud (titre de sa thèse : "Territoires de mémoire : l'écriture poétique à l'épreuve de la violence historique : nelly Sachs, Edmond Jabès, Juan Gelman")

En s'intéressant (a priori) à un sujet complètement différent, les déchets, elle en vient néanmoins à faire un parallèle puissant entre notre rapport à l'histoire des génocides et celui que nous entretenons avec les détritus que nous générons.

Dans nos villes relativement propres, la question de nos déchets est invisible : une fois passée le pas de nos appartements, notre poubelle n'existe plus. Pourtant, ils révèlent "le gavage infini des bêtes que nous sommes" (p.124), consommant le neuf, jetant le vieux. Et nos déchets ne disparaissent pas. Tout comme nos morts, ils sont quelque part.

Ce que ce roman a changé pour moi

Au début de ma prise de conscience de la crise écologique j'ai vécu une période compliquée où toute chose était source de dégoût : les aliments dans mon assiette, l'eau que je buvais, les déchets que je voyais par terre...Tout était déclencheur d'angoisses : la seule véritable issue pour être cohérent avec mon engagement écologique était finalement de ne plus vivre. 

En partageant ses peurs et ses réflexions, Lucie Taïeb m'a touchée. Je me suis identifiée à son malaise, notamment dans la description de ce vécu quotidien :

"Maintenant, j'erre dans le salon, l'oreille tendue, lorsque soudain je me rappelle, juste avant de l'apercevoir, qu'il y avait là, dans le coin de la porte un sac plastique. De ceux que je pose parfois là, exactement, pour ne pas oublier de les descendre avant que la poubelle ne soit pleine, parce que je ne veux pas attendre que la poubelle soit pleine pour me débarrasser de ce qu'ils contiennent, mais dans le désordre, les choses se déplacent, on peut pousser les chaussures pour faire un peu de place, la porte, on n'arrive même plus à l'ouvrir complètement, et il n'est pas impossible - je sais déjà ce qui a eu lieu, j'ai dû le voir sans le voir chaque jour depuis qu'il est là - que le sac plastique se soit un peu déplacé, qu'il soit un peu plus loin de la porte, dans cette zone indéterminée qui doit être rangée depuis plusieurs semaines déjà, ou depuis plusieurs mois, à gauche du meuble de l'entrée , tout contre le mur. Depuis combien de temps au juste ? je ne sais pas si c'est une mouche furieuse ou un essaim et il me faudra ramasser le sac, tout agité de l'intérieur, détourner le visage pour ne pas sentir la puanteur, espérer qu'il n'ait pas coulé puis constaté qu'il a coulé, le mettre dans un autre sac, descendre les étages et toujours éviter de penser à ce qui a eu lieu, à l'intérieur de ce sac, depuis que je l'ai oublié là, contre la porte, contre le mur, dans ce recoin de l'appartement où il s'est mis à bourdonner." (p.62 et 63).

À retenir

L'exemple de Fresh Kills est édifiant en matière de justice environnementale : pendant 50 ans, la décharge a exposé des générations de résidents à une odeur pestilentielle (le livre en témoigne) et a isolé Staten Island du reste de New York en stigmatisant sa population. La propreté de nos villes a un coût. Si nous ne le voyons pas c'est que d'autres le paient pour nous. 

Le chiffre

La France recyclait environ 42,9 % de ses déchets ménagers en 2017, selon les statistiques européennes.

Pour en savoir plus

The Fresh Kills Story: From World's Largest Garbage Dump to a World-Class Park.

Interview de Lucie Taïeb par Philomonaco

Effractions : le podcast #10. Baptiste Monsaingeon parle de Freshkills. Ce sociologue du déchet nous rappelle notamment que jusqu'à la fin du XIX" siècle, le déchet était présent dans l'espace urbain.

 
Outremonde, Don Delillo, 1997.